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Bernard Stiegler (1952-2020)

Pour sa famille, ses amis, ses proches, la mort de Bernard Stiegler est terrible, une multitude de possibles se ferment et l’avenir est brutalement amputé. Mais pour toi, lecteur, le sens de ce décès est sans doute plus indistinct. Je vais essayer de partager une partie du sentiment de perte qui nous habite, non pour communiquer cette douleur, mais parce que son œuvre est intensément actuelle et comporte, je le pense, des clés pour notre avenir collectif.

Lorsque j’ai rencontré Bernard, de multiples préoccupations communes nous ont très vite rapproché. J’étais notamment inquiet du déclin de la théorisation dans les sciences et il s’intéressait à ce que je faisais du concept d’entropie en biologie théorique. L’élan de Bernard, sa capacité à synthétiser là ou la tendance est à la décomposition, à produire des rêves rationnels là où les situations semblent irrémédiablement bloquées, m’ont emmené vers des questions que je n’aurais jamais pensé travailler. Comme souvent, notre relation intellectuelle s’est rapidement doublée d’une relation amicale, croissante.

Ici, l’homme n’est pas séparé de l’œuvre. Depuis son décès, une image me poursuit, celle de la détresse bienveillante de son regard posé sur ceux qui subissaient ce contre quoi il luttait peut-être le plus fondamentalement. De quoi s’agit-il ? En un mot, la perte de la capacité à œuvrer véritablement, à travailler au sens le plus noble du terme.

Qu’il s’agisse d’élever un enfant, d’informatique, ou de recherche scientifique, nous sommes pris dans des dispositifs technologiques et institutionnels où nous semblons pouvoir suivre des mécaniques sans les critiquer. Pire, les savoirs nécessaires pour œuvrer, et donc bifurquer, sont largement passés dans les dispositifs techniques et nous tendons alors à les perdre, comme le soulignaient aussi bien Adam Smith que Karl Marx, qui a appelé ce processus prolétarisation. Bernard a montré qu’aujourd’hui, la prolétarisation n’est plus limitée aux usines, elle touche tous les domaines, de la capacité à élever un enfant à la recherche scientifique, en passant par la finance.

Or, nous avons éminemment besoin de ces savoirs. Pour Bernard, les techniques, du silex taillé à l’écriture puis à l’ordinateur sont conceptuellement des pharmaka, ce qui en grec désigne à la fois les poisons et remèdes. Il n’y a pas d’échappatoire à cette situation, et ce n’est qu’en se détachant des automatismes associés que l’on peut réellement adopter un pharmakon, c’est-à-dire être capable de prescrire et d’ajuster son utilisation pour limiter sa toxicité.

La toxicité des pharmaka s’illustre aussi bien par les machines thermiques issues de la première révolution industrielle, avec les émissions de gaz à effet de serre et le réchauffement climatique subséquent, que par la toxicité du numérique et la décomposition politique qui lui est, entre autre, associée. Or nous ne pouvons que constater notre incapacité collective à adopter l’un comme l’autre, à limiter leurs toxicités. Il s’agit alors ni de céder au déni, ni à la facilité de trouver un bouc émissaire, que ce dernier soit une minorité, une personnalité politique, ou les objets techniques eux-mêmes.

Dans les dernières années, Bernard a tenté résolument d’ouvrir une voie pour surmonter cette situation, en cherchant inlassablement des ouvertures par lesquelles un avenir désirable serait possible, que cela soit par des expérimentations locales, en s’adressant directement à l’ONU et, bien sûr, par le travail conceptuel. Il travaillait dans une démarche collective et transdisciplinaire, à l’Institut de Recherche et d’Innovation ou avec le collectif Internation dont les travaux ont conduit au livre Bifurquer. Surtout, il pratiquait la philosophie aussi bien avec des universitaires que des très grandes entreprises, des institutions publiques, des jeunes militants et des habitants, notamment de Seine-Saint-Denis.

Un travail lui tenait particulièrement à cœur, celui autour des écrans et de la petite enfance dans une PMI de Saint Denis. Ici, il ne s’agit ni d’imposer des protocoles, ni de miser sur une émergence spontanée, mais d’alimenter une réflexion collective en prenant au sérieux les habitants, leur expérience, leur capacité à assimiler des connaissances et finalement à faire naître collectivement de nouveaux savoirs, luttant contre la toxicité des pharmaka. L’énergie de Bernard était multipliée par la vitalité et l’intelligence du groupe, et il en revenait avec la conviction renouvelée que nous pouvons bifurquer.

Ce travail, comme tant d’autres chantiers qu’il a lancés, reprend à la rentrée.