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Disruptions du développement humain

L’humain qui vient

Les biologistes décrivent actuellement une multitude de disruptions ayant lieu à tous les niveaux d’organisation du vivant, humains et non-humains.

Abstract

Les biologistes décrivent actuellement une multitude de disruptions ayant lieu à tous les niveaux d’organisation du vivant, humains et non-humains. Ces disruptions proviennent principalement des technologies, qu’il s’agisse de la machine thermique issue de la première révolution industrielle, et du changement climatique subséquent, de la chimie avec notamment les perturbateurs endocriniens qui en sont issus, ou du numérique avec l’immixtion des écrans dans la relation parents-jeunes enfants (dans le cas des humains). Les infidélités du milieu ne sont pas étrangères au vivant comme le soulignait Canguilhem, mais la spécificité de ces disruption est leur rythme qui excède les capacité normative du vivant, humain et non-humain, conduisant à une contrepartie biologique de ce que Stiegler appelait la disruption comme régime actuel des sociétés humaines. Nous insisterons sur les conséquences de ces disruptions concernant le développement humain, biologique et psychique, et nous indiquerons des réponses possibles face à ces disruptions.


Disruptions du développement humain

Maël Montévil

Introduction

Les biologistes décrivent actuellement une multitude de disruptions ayant lieu à tous les niveaux d’organisation du vivant, humains et non-humains. Ils le font sans toutefois avoir théorisé clairement ce que disruption signifie dans ce contexte. Les disruptions décrites proviennent principalement des technologies, dans ce que l’on appelle généralement l’Anthropocène. Ainsi, le changement climatique disrompt les écosystèmes1, et rappelons qu’il provient d’abord et principalement de la machine thermique issue de la première révolution industrielle. Des disruptions sont aussi provoquées par la chimie industrielle avec notamment les perturbateurs endocriniens2 qui en sont issus, et les industries informatiques avec l’immixtion des écrans dans la relation parents-enfants (dans le cas des humains)3. Nous reviendrons plus en détail sur ces différents exemples.

Canguilhem a introduit le concept d’infidélités du milieu comme un aspect constitutif du vivant4. Ce qui compte pour un vivant, souligne Canguilhem, ce ne sont pas des lois abstraites et universelle de la nature, mais les régularités de son milieu, et la permanence de ces régularités n’a rien de principiel pour les sciences physiques, chimiques, géologiques ou biologiques. Des changements dans les régularités du milieu d’un être vivant peuvent toujours survenir et le désorganiser. La spécificité, semble-t-il, des disruptions est que ces dernières affectent le vivant là où il peine à répondre. De plus, la vitesse à laquelle ces disruptions apparaissent, et donc leur accumulation, excède clairement les capacités de compensation du vivant, contribuant à la 6ième extinction de masse de l’histoire de la Terre. Alors, la nature aussi bien que l’accumulation de ces disruptions mettent à mal les capacités de compensation du vivant, la normativité biologique au sens de Canguilhem, c’est-à-dire sa capacité à instituer de nouvelles normes lorsqu’il est désorganisé.

Soyons un peu plus précis, nous distinguons bien alors les disruptions en quelque sorte élémentaire et multiples, de la disruption, pour reprendre la terminologie de Stiegler qui s’appliquait alors à un autre contexte, celui des sociétés humaines. Dans la disruption de Bernard Stiegler décrit en effet par le concept de double redoublement épokhal5, comment les techniques viennent déstabiliser la société et comment, celle-ci répond par des changements artistiques, scientifiques, institutionnels, légaux, etc. afin de créer de nouvelles normes appropriées pour ces changements technologiques. Dans la disruption, c’est ce redoublement qui est toujours pris de vitesse par les changements techniques de sorte que les institutions et plus généralement les sociétés ne sont plus en capacité de jouer leurs rôles pour limiter les effets négatifs des changements technologiques.

Nous argumentons qu’il y, aussi du point de vue biologique, des disruptions conduisant à une période que l’on peut appeler la disruption, où le vivant est singulièrement déstabilisé, ou mieux désorganisé, conduisant à un processus de désindividuation.  Ces disruptions concernent le vivant en général et les être humains comme vivants particuliers – et qui par ses particularités subit aussi des disruptions spécifiques.

Dans le contexte de cet ouvrage, et puisqu’il s’agit d’interroger l’humain qui vient, nous allons nous concentrer sur le développement humain et ses disruptions. Avant cela je souhaite néanmoins aborder brièvement les écosystèmes et leurs disruptions en tant que les écosystèmes sont aussi une composante de nos milieux.

Disruption des écosystèmes

Les écosystèmes dont nous faisons partie sont l’objet de disruptions et ces dernières contribuent à l’effondrement de la biodiversité. Notons que cet effondrement est aussi le résultat de destructions, concept pertinent en écologie notamment dans le cas de la destruction des habitats et de la surexploitation d’êtres vivants pris comme ressources économiques. Le concept de destruction est distinct de celui de disruption, ce dernier correspondant à un processus plus subtil, relatif à une organisation et à une désorganisation particulière alors que la destruction est simplement l’effondrement d’une entité biologique.

Les disruptions des écosystèmes sont multiples. Elles résultent aussi bien des espèces dites invasives, dont la répartition est altérée par les réseaux de distributions commerciaux et les technologies qui les permettent, que du changement climatique issu principalement des machines thermiques utilisant des combustibles fossiles.

Attardons-nous sur un cas particulier de disruption par le changement climatique. Ce changement entraîne la transformation de certains indices temporels (Zeitgeber) utilisés par des populations d’un écosystème pour amorcer certaines activités (éclosion, floraison, sorti d’hibernation, …). Si toutes les populations en interaction dans un écosystème utilisaient les mêmes indices de la même manière, alors elles changeraient uniformément leurs périodes d’activité, en commençant leur activité typiquement plus tôt dans l’année. Alors, les interactions possibles seraient inchangées. Mais les choses ne sont précisément pas ainsi, certains indices utilisés étant d’ailleurs clairement transformés par le changement climatique (e.g., la température) et d’autres restant inchangés (e.g.,  la photopériode). Il s’ensuit que différentes populations décalent leurs activités de manières diverses en réponse au changement climatique, et, alors, certaines interactions qui étaient antérieurement possibles deviennent impossibles et réciproquement. Ainsi, les oisillons des gobemouches ont été décimés parce qu’ils ont éclos avant les proies, les insectes, qui les nourrissaient les années précédentes6. De même, les réseaux plantes-pollinisateurs, où les plantes à fleur nourrissent les pollinisateurs et ceux-ci permettent la reproduction sexuée des plantes, sont disrompus par le changement climatique. Alors les pollinisateurs, en particulier les spécialistes, se retrouvent sans plante à butiner pendant une partie de leur cycle de vie. Reciproquement, des plantes peuvent se retrouver en difficulté pour se reproduire de manière sexuée.

Précisons alors un peu le concept de disruption élémentaire en biologie7. Il s’agit d’une forme de désorganisation, provenant dans le cas ci-dessus d’une désynchronisation. Ajoutons, et cela est crucial, que la synchronisation préexistante à la disruption provient de l’histoire évolutive. Elle constitue une situation singulière au sens où elle ne serait a priori que très improbable mais son existence est justifiée par l’histoire sous-jacente. Elle est de plus fonctionnelle, au sens où elle permet le maintien mutuel des populations de l’écosystème grâce à cette singularité constituée historiquement.

Nous pouvons donc définir ce type de disruption comme la randomisation de cette singularité. Il s’agit ici d’une randomisation non pas au sens des processus fondamentaux, mais au sens où l’on passe d’une situation singulière à une situation plus générique. Autrement dit, l’évolution a conduit à une certaine synchronisation des activités des différentes populations et la disruption introduit brutalement de l’aléatoire dans cette synchronisation, au profit d’une configuration plus « quelconque » au sens d’un triangle quelconque. Partant, si l’on entend le processus d’individuation comme la singularisation fonctionnelle d’une organisation au cours du temps, la disruption représente au contraire un processus de désindividuation conduisant à une situation plus générique, ou moins singulière, associée à une perte de fonction ou de viabilité, typiquement la disparition de certaines populations dans le cas des écosystèmes.

Les disruptions endocriniennes

Comme annoncé, nous allons maintenant nous concentrer sur le développement humain, en présentant deux disruptions : le cas des perturbateurs endocriniens (endocrines disruptors) issues de l’industrie chimique, qui concernent les Homo sapiens parmi d’autres, et celles issues du numérique qui touchent spécifiquement le développement humain.

Les perturbateurs endocriniens sont des substances chimiques ou des mélanges de substances interférant avec l’action des hormones8. Notons que la traduction en français de disruptor par perturbateur est un choix regrettable, car le terme de disruption a été délibéré lors de la conférence de Wingspread de 1991 (source Ana Soto).

Pour comprendre l’action des disrupteurs endocriniens, il convient d’abord de revenir à la question de ce que sont les hormones. Avec l’apparition d’organismes multicellulaires les êtres vivant ont utilisé des molécules sécrétées dans le milieu intérieur et régulant, altérant, ou contraignant les activités cellulaires et ceci de manière coordonnée, car les niveaux hormonaux touchent la globalité de l’organisme. En particulier, la trajectoire allant d’une cellule œuf à un être humain adulte, c’est-à-dire le développement, dépend de la sécrétion d’hormones en des quantités précises à des moments précis pour que l’organogenèse et la morphogenèse conduise à des organes et tissus fonctionnels9. Une spécificité du développement est que même s’il est capable de plasticité, les conditions pour que certains processus aient lieu ne sont remplies que pendant une fenêtre plus ou moins brève, et il est très difficile, voire impossible, de transformer le résultat de ces processus.

Ces régulations hormonales, précises donc, viennent de l’histoire évolutive des êtres vivants considérés. De ce fait, les organisations biologiques ne sont pas rationnellement arrangées comme les machines humaines, notamment celles suivant les préceptes de la cybernétique auxquels elles sont pourtant souvent comparées. Par exemple, les hormones thyroïdiennes régulent aussi bien la différentiation de cellules souches neuronales, que le métabolisme ou la métamorphose pour les animaux qui en sont dotés. De même, l’historicité des organisations biologique permet de comprendre que ces régulations ont une certaine stabilité dans les milieux chimiques rencontrés historiquement mais à l’opposé soient vulnérables face à de nouvelles familles de molécules.

Le changement rapide de nos milieux chimiques par les innovations industrielles (350 000 molécules en plus dans notre milieu)10, accéléré par le numérique, introduit toute sorte de changements dans ces régulations. Il s’agit tant d’interférences dans la production d’hormone que dans leurs transports dans le corps, dans leur transformation, et bien sûr leur action. Ces changements sont tout à fait aléatoires, au même sens que ci-dessus, par rapport à la finesse des processus résultant de l’évolution. Cette introduction d’aléatoire dans les processus développementaux, et plus précisément dans la régulation de ces processus, conduit à de multiples pertes de fonctionnalité: qualité et fertilité du sperme, anomalies des organes sexuels, endométriose, grossesse ectopiques, puberté précoce, altération des fonctions du système nerveux, des fonctions immunitaires, certains cancers, problèmes respiratoires, problèmes métaboliques, diabète, obésité, problèmes cardiovasculaires, troubles de la croissance, troubles neurologiques et d'apprentissage11, … En bref, il s’agit notamment de troubles concernant la reproduction (œstrogènes), le système nerveux (thyroïdes) et métaboliques (les deux).

Les disruptions endocriniennes ne touchent pas que Homo sapiens, une des origines du concept est l’observation, dans un lac en Floride, d’alligator avec des pénis rétrécis et des ovaires malformés chez les femelles. En même temps, les aigles chauves rencontraient des difficultés pour se reproduire dans la région des grands lacs, notamment, car la coquille de leurs œufs était trop mince.

Nous voyons dans ces cas que le concept de disruption biologique élémentaire s’applique immédiatement aux disruptions endocriniennes. L’histoire a produit des organisations singulières, ici la sécrétion d’hormone à des moments et quantité précises lors du développement. La précision de ces sécrétions est critique, car elle est nécessaire à la formation d’organes fonctionnels. Dans cette situation, les disrupteurs endocriniens introduisent de l’aléatoire dans ces singularités, conduisant à une perte de viabilité.

Barbara Demeneix a proposé l’expression  d’évolution à l’envers (evolution in reverse) pour décrire ces situations, notamment parce que les disruptions des hormones thyroïdiennes rendent le cerveau moins fonctionnel12, étant entendu que la fonctionnalité est le résultat singulier de l’évolution. Il nous semble plus précis de caractériser la disruption comme une désindividuation, car il ne s’agit pas tant d’un retour en arrière que d’une désorganisation des êtres vivants actuels par la perte et plus précisément la randomisation, ou le « mélange » de certaines singularités issues de l’histoire évolutive. Notons aussi que l’effet des disruptions endocriniennes est particulièrement irréversible au niveau individuel, car elles affectent le développement. Au-delà de l’individu, ils comprennent aussi des effets transgénérationnels qui suggèrent un second niveau possible d’irréversibilité13.

Le cas des disruptions endocriniennes pointe donc vers la désindividuation biologique de nombreux vivants parmi lesquels Homo sapiens. Il s’ensuit la perte ou la diminution de certaines fonctions, notamment liées à la reproduction, au développement cérébral, et au métabolisme – rappelons ici la pandémie d’obésité qui touche l’humanité.  

Disruption du développement par les écrans

Passons maintenant à la deuxième disruption concernant, cette fois spécifiquement, les humains : la disruption du développement cognitif et psychologique des très jeunes enfants, de la naissance à trois ans, par les écrans, notamment connectés et mobiles (smartphones, tablettes). Ces disruptions passent principalement par l’interférence des écrans avec la relation entre enfants et adultes et enfants et le monde, interférence parfois appelée technoférence14.

Pour comprendre cette disruption, il faut revenir à certains aspects de la compréhension du développement psychologique. Après la seconde mondiale, et le grand nombre d’orphelins qu’elle a produit, les psychologues se sont intéressés au fait que ces orphelins ne se développaient pas toujours bien. L’opinion dominante était que les bébés n’avaient pas vraiment besoin de relations, juste de nourriture, de protection et de soin en cas de maladie. Ces psychologues ont montré au contraire que la relation avec les adultes est nécessaire à un bon développement.

Par exemple, le développement du langage passe d’abord par la relation avec les adultes, lors de l’allaitement maternel, ou de petits jeux. Plus précisément, dans l’interaction avec les jeunes enfants, les adultes se synchronisent de manière interactive avec le bébé et maintiennent, en un sens artificiellement, l’enfant dans la relation. Au cours du temps, ceci le tire progressivement vers la société des humains. Winicott décrit avec le concept d’espace transitionnel, comment les adultes permettent aux enfants de s’approprier un monde de plus en plus large15.

L’expérience du visage impassible (still face) par Tronick montre bien la relation riche entre une mère et son bébé bien avant le langage16 –  relation qui pose les bases de ce dernier. Dans cette expérience, une mère interagit normalement avec son bébé ; puis, elle lui présente un visage impassible et ne répond plus à ses solicititations. Très vite, le bébé essaye de récupérer son attention en utilisant toutes les astuces de son répertoire, puis il commence à s’agiter de plus en plus, à se désorganiser, jusqu’à ce qu’il pleure – l’expérience se termine alors. Tronnick conclue, qu’il y a « the good, the bad and the ugly ». Le bon est la relation entre les parents et le bébé. Le mauvais est une interruption dans cette relation mais sa reprise par la suite, et le «laid» est la situation où les adultes ne sont pas disponibles pour la relation. Alors l’enfant cesse de la chercher et n’acquiert pas la capacité à entrer en relation avec les autres, ce qui inclus aussi l’apprentissage de l’attente, du langage, … ainsi les enfants dits « sauvages », élevés par des animaux ne peuvent pour ainsi dire jamais rejoindre complètement la société humaine et peuvent être décrits comme ayant des symptômes proches de l’autisme17.

À l’opposé de l’enfant de l’expérience, les enfants habitués au smartphone ou a la tablette n’essayent pas de reconstruire quelque chose lorsque l’écran est retiré. Leur colère est instantanée. Que se passe-t-il avec les écrans ? Tout d’abord, bien sûr, les parents peuvent être captés par eux, de nombreuses applications sont désignées dans ce but, les réseaux sociaux notamment, dans ce que l’on appelle l’économie de l’attention. Si les parents sont captés par les écrans numériques, la relation avec l’enfant est détériorée.

Mais quelque chose de plus subtil a lieu lorsque les jeunes enfants utilisent ces objets. Les images actuelles sont quelques choses de très tardif dans l’histoire de l’humanité et leur compréhension arrive relativement tard dans le développement. Par exemple, un enfant de moins de trois ans ne fait pas le lien entre une vidéo et le monde qu’elle représente, un phénomène appelé déficit vidéo18. De même, des voix non-étayées activement par l’activité d’un adulte n’ont pas de sens pour les enfants.  

Par contre, l’écran offre un spectacle lumineux et bruyant, toujours changeant, qui attire, intrigue et capte l’enfant. Il propose une énigme toujours renouvelée à l’enfant sans qu’il n’ait les moyens de la résoudre, et, donc, sans contribuer à le propulser vers le monde des adultes. Il fascine l’enfant, arrête ses pleurs, stoppe ses colères, l’occupe lorsque les adultes sont pris ailleurs, le distrait pendant le repas de sorte qu’il n’a plus la chance de recracher et donc de dire non. Bref l’écran numérique est terriblement efficace pour stopper les enfantillages des enfants ;  et il court-circuite toutes ces occasions qu’a l’enfant de devenir humain – quoi que cela puisse être. Il s’ensuit des retards de langage, des déficits de l’attention, l’incapacité de la relation avec les adultes et les autres enfants19. On peut s’interroger aussi sur le développement de la capacité d’empathie alors que celle d’être en relation est diminuée.

Je souhaite dire un mot aussi de la relation au monde lors de la perte de l’objet transitionnel et plus généralement du jeu avec des objets concrets et simples au profit d’une machine présentant un spectacle lumineux toujours renouvelé mais beaucoup trop complexe pour le jeune enfant. De même que la capacité de la relation aux autres s’établit dans la relation aux adultes, la capacité à s’orienter dans le monde, à voir, à manipuler et à associer ce qui est vu à ce qui est entendu, à ce qui est touché, à ce qui est manipulé sont toutes acquises par la pratique. Les enfants sur-utilisant les écrans ont typiquement des difficultés à s’orienter en trois dimensions, rasent les murs, « swipe » sur les livres, beaucoup ne peuvent tenir un crayon, car leur motricité fine ne s’est pas développée…

Pour ces disruptions, encore une fois, la notion de désindividuation est opératoire.

Ainsi les cliniciens observent que par le passé, les paroles des enfants reflétait la diversité de phrasé de leurs parents. Maintenant, bien souvent, leur phrasé reprend le ton mécanique des vidéos dites « éducatives »20. Plus généralement, ce sont ici l’histoire biologique, pour une part, et surtout l’histoire culturelle, en un sens très large, plutôt que seulement l’histoire évolutive qui sont l’objet de la disruption.

En guise de conclusion

Plutôt que la question de l’humain qui vient, l’enjeu des disruptions biologiques et psychologiques semble bien être comment faire pour que l’inhumain ne vienne pas, autrement dit comment concilier les changements technologiques et le non-inhumain.

Tout d’abord, il convient sans doute changer de point de vue sur les technologies. Les théories mobilisées et donc la compréhension des praticiens est, aujourd’hui, surtout faite pour construire – qu’il s’agisse des machines à vapeur (thermodynamique) comme des applications sur smartphone (informatique théorique). À l’opposé, une compréhension contextualisée est nécessaire pour saisir ce que fait un objet technologique dans son contexte biologique et social, et donc anticiper, prévenir et répondre aux disruptions qu’il peut produire21 – modulo une situation économique et juridique favorisant ces préoccupations.

Une stratégie complémentaire est la recherche contributive22 telle que développée par Stiegler et le collectif Internation. En deux mots, il s’agit de valoriser, à tous points de vue, le temps de travail hors emploi, notamment par des travaux de recherche regroupant publics concernés et universitaires autour d’une question, par exemple la question de la parentalité à l’heure où les écrans sont omniprésents. Ainsi, un travail est engagé depuis cinq ans à la PMI Pierre Semard de Saint Denis, et maintenant plus généralement à l’échelle de la ville. Ce travail regroupe professionnels (ici de la petite enfance), habitants (parents ici) et chercheurs, pour reconstituer ou constituer des savoirs, des capacités au sens d’Amartya Sen, en l’espèce sur la parentalité et l’usage des écrans. En bref, il s’agit par ce genre de dispositif d’augmenter la normativité humaine pour répondre aux disruptions. Ceci demande un investissement majeur, dans tous les sens du terme, si l’on désire être à la hauteur des enjeux.

Réferences

  1. 1 Montévil, Maël. n.d. “Disruption of Biological Processes in the Anthropocene: The Case of Phenological Mismatch.” https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03574022
  2. 2 Gore, Andrea C., et al. "EDC-2: the Endocrine Society's second scientific statement on endocrine-disrupting chemicals." Endocrine reviews 36.6 (2015): E1-E150.
  3. 3 Bossière, Marie-Claude. Le bébé au temps du numérique: l'humanité au risque des disrupteurs relationnels. Hermann, 2021.
  4. 4 Canguilhem, Georges. Le normal et le pathologique. Presses Universitaires de France, 2013
  5. 5 Stiegler, Bernard. Dans la disruption: Comment ne pas devenir fou?. Éditions les liens qui libèrent, 2016.
  6. 6 Visser, Marcel E., Christiaan Both, and Marcel M. Lambrechts. "Global climate change leads to mistimed avian reproduction." Advances in ecological research 35 (2004): 89-110.
  7. 7 Montévil, Maël. 2021. “Entropies and the Anthropocene Crisis.” AI and Society, May. https://doi.org/10.1007/s00146-021-01221-0
  8. 8 Soto, Ana M., Cheryl M. Schaeberle, and Carlos Sonnenschein. "From Wingspread to CLARITY: a personal trajectory." Nature Reviews Endocrinology 17.4 (2021): 247-256.
  9. 9 Mughal, Bilal B., Jean-Baptiste Fini, and Barbara A. Demeneix. "Thyroid-disrupting chemicals and brain development: an update." Endocrine connections 7.4 (2018): R160-R186.
  10. 10 Wang, Zhanyun, et al. "Toward a global understanding of chemical pollution: a first comprehensive analysis of national and regional chemical inventories." Environmental science & technology 54.5 (2020): 2575-2584.
  11. 11 Yilmaz, Bayram, et al. "Endocrine disrupting chemicals: exposure, effects on human health, mechanism of action, models for testing and strategies for prevention." Reviews in endocrine and metabolic disorders 21 (2020): 127-147.
  12. 12 Demeneix, Barbara. Toxic cocktail: how chemical pollution is poisoning our brains. Oxford University Press, 2017.
  13. 13 Van Cauwenbergh, Olivia, et al. "Transgenerational epigenetic effects from male exposure to endocrine-disrupting compounds: a systematic review on research in mammals." Clinical Epigenetics 12.1 (2020): 1-23.
  14. 14 McDaniel, Brandon T., and Jenny S. Radesky. "Technoference: Parent distraction with technology and associations with child behavior problems." Child development 89.1 (2018): 100-109
  15. 15 Winnicott, Donald W. "Jeu et réalité (1971)." Editions Gallimard. Paris: Traduction Française (1975).
  16. 16 Tronick, Edward. The neurobehavioral and social-emotional development of infants and children. WW Norton & Company, 2007.
  17. 17 https://www.newvision.co.ug/new_vision/news/1314386/raised-monkeys-strugging-human
  18. 18 Strouse, Gabrielle A., and Jennifer E. Samson. "Learning from video: A meta‐analysis of the video deficit in children ages 0 to 6 years." Child Development 92.1 (2021): e20-e38.
  19. 19 Marcelli, Daniel, Marie-Claude Bossière, and Anne-Lise Ducanda. "Plaidoyer pour un nouveau syndrome «Exposition précoce et excessive aux écrans»(epee)." Enfances Psy 79.3 (2018): 142-160.
  20. 20 Bossière, Marie-Claude. Le bébé au temps du numérique: l'humanité au risque des disrupteurs relationnels. Hermann, 2021.
  21. 21 Montévil, Maël. "Il faut qu’il y ait en informatique théorique un symbole tel qu’il empêche de calculer." Prendre Soin de l’informatique et Des Générations. Fip, 2021.
  22. 22 Stiegler, Bernard, Collectif Internation, J-MG Le Clézio, and Alain Supiot. "Bifurquer: il n'y a pas d'alternative". Éditions Les Liens qui libèrent, 2020.