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Le vivant et le jeu

Jeux, gestes et savoirs

Qu'est ce que le jeu d'un point de vue biologique?


Le vivant et le jeu

Maël Montévil

1 Introduction

Pour mettre en difficulté la vision issue de l’économicisme (orthodoxe), c’est-à-dire, la compréhension des activités humaines comme déterminées par un processus d’optimisation sur un marché, David Graeber mobilise la question du jeu et plus précisément de la dimension ludique du jeu – l’intraduisible « fun ». Pour ce faire, il étend sa réflexion au vivant en général et propose un principe de « liberté ludique » :

Imaginons qu’il [le principe de liberté ludique] considère que le libre exercice des pouvoirs ou des capacités les plus complexes d’une entité tendra, dans certaines circonstances au moins, à devenir une fin en soi [Graeber (2014), nous traduisons]

Dans ce chapitre, nous allons sonder d’un point de vue plus proprement biologique le sens que pourrait avoir un tel principe, quitte à le reformuler pour parti, et travailler son articulation avec les travaux des biologistes à proprement parler.

Rappelons que parallèlement au développement de l’économie orthodoxe, basée sur la compétition sur un marché libre et non faussé, la biologie a adopté un schéma pour l’évolution fondé sur la compétition de variants génétiques dans une population et un milieu donné. Ce faisant, la biologie à suivi un “tournant phylogénétique” faisant passer l’agentivité des individus aux populations pour ce qui est de l’évolution mais aussi, par ricochet, pour la biologie générale (Moss 2004). Autrement dit, la biologie du XIXième et du début du XXième siècle accordait un rôle normatif aux organismes, rôle qui se retrouve par exemple chez Canguilhem (Canguilhem 1972). Par la suite, la synthèse moderne et la biologie moléculaire ont développé un cadre où les organismes sont déterminés principalement par leurs gènes, et ces derniers évoluent au niveau des populations par la reproduction différentielle des individus considérés d’abord comme variants génétiques.

Notons que dans cette situation, le passage par la biologie ne donne pas de gain immédiat, celle-ci ayant suivi un tournant similaire à l’économie. Autrement dit, critiquer le schéma compétition-sélection de la biologie et de l’économie demande plus rigoureusement une critique de fond de ce schéma dans ces deux contextes.

Avant de plonger dans la question du jeu telle que Graeber l’a posé, c’est-à-dire le jeu comme ludique, discutons brièvement la théorie des jeux qui a été mobilisée dans le cadre de cette théorie synthétique de l’évolution.

1.1 Théorie des jeux non ludiques

La théorie dite des jeux est d’abord une théorie mathématique issue d’une longue histoire – rappelons que la théorie des probabilités avait déjà comme principale inspiration les jeux de hasard. La théorie des jeux développée par John Forbes Nash envisage plusieurs acteurs envisageant chacun plusieurs stratégies et visant chacun à maximiser leurs gains – qui sont donnés par hypothèse.

Ainsi, dans le fameux dilemme du prisonnier, chaque prisonnier a le choix de dénoncer ou non son complice. S’il n’y a pas de coopération entre les prisonniers, pour Nash, le prisonnier a toujours intérêt à dénoncer l’autre car

  • si l’autre le dénonce et qu’il se tait, il écope de la peine la plus lourde alors que s’il dénonce aussi son comparse la peine est réduite.

  • Si l’autre se tait, mais que lui le dénonce il repart libre alors qu’il a une légère peine s’il se tait

Le résultat n’est alors pas optimal, chaque prisonnier ayant toujours intérêt à dénoncer l’autre – la possibilité d’un accord étant écartée par hypothèse. Notons aussi que la théorie des jeux peut être lu comme une critique du point de vue orthodoxe : sans coopération l’économie n’est pas optimale y compris dans ces modèles très simples.

En biologie, la théorie évolutive des jeux a été importée de l’économie et adaptée afin notamment d’expliquer les comportements coopératifs. Elle définie des stratégies dites évolutivement stables qui ont comme condition de pouvoir envahir une population et de se maintenir face aux autres mutants lorsqu’elle domine cette population.

Ce cadre ne produit pas toujours des équilibres, il conduit parfois à des cycles lorsqu’il n’y a pas de stratégie évolutivement stable. Ainsi, le lézard à taches latérales présente trois variants formant un tel cycle. Les individus à gorge orange sont agressifs, mais ils se font supplanter par les individus à gorge jaune qui imitent les lézards femelles et se reproduisent donc par la ruse. Ceux-ci ne peuvent par contre pas luter contre les individus à gorge bleue qui sont monogames. Mais ces derniers se font supplanter par les variants à gorge orange à cause de leur agressivité. La boucle est ainsi bouclée, et il s’ensuit une dynamique entre ces trois variants conduisant dans l’ensemble à une coexistence. Ainsi donc, la théorie des jeux est aussi un moyen d’expliquer la coexistence de différents variants, ainsi que l’absence d’optimalité quand bien même le phénomène est conçu comme déterminé par un processus d’optimisation.

Cette application de la théorie des jeux en biologie rencontre des limites générales au cadre dans lequel elle s’insère, c’est-à-dire la génétique des populations. Ainsi, elle suppose un certain génocentrisme qui demande d’ignorer les activités des organismes, qu’il s’agisse de plasticité développementale ou de ce que l’on appelle la construction de niche : le fait que les organismes transforment leurs milieux activement, par exemple dans le cas des barrages de castor. De plus, la génétique des populations traite de sélection parmi les variants d’une population, elle ne traite pas de la lutte pour la vie en général, qui comme le souligne Lewontin reprenant Darwin, inclue aussi la lutte contre la sécheresse d’une plante vivant au bord du désert (Lewontin 1970).

La théorie des jeux a donc des applications dans l’analyse de la compétition entre variants d’une population, mais ce cadre d’analyse n’est pas la cadre générale de la biologie. De plus, ce type de jeu, économique, suppose des règles prédonnées, ce qui est en tension avec l’historicité de la biologie, qui suppose des changements de ces mêmes « règles » (nous préférons le concept de contrainte) (Montévil et al. 2016).

2 Le point de vue de l’éthologie

Tournons-nous maintenant vers le jeu au sens le plus classique du terme : le jeu comme comportement des organismes, tel qu’abordé par la discipline des comportements, l’éthologie. Dans ce domaine, le jeu est souvent vu comme paradoxal : il est observé largement chez les mammifères et les oiseaux mais n’a pas de fonction immédiate. Après la synthèse moderne, ce type d’activité suppose une raison évolutive. Cependant, avant la synthèse moderne, on pouvait lire :

Il existe deux conceptions populaires du jeu très différentes. La première est que l’animal (ou l’homme) commence à jouer lorsqu’il se sent particulièrement joyeux, en bonne santé et fort ; la seconde est que le jeu des jeunes animaux sert à les préparer aux tâches de la vie future [nous traduisons, Groos (1911, pXIX)].

Autrement dit, le jeu est d’abord vu comme excès et comme apprentissage ou entraînement. De manière similaire, il peut être vu comme processus d’innovation aussi bien que comme apprentissage d’une conformité. Pour résumer, les principales fonctions identifiées du jeu sont (Oliveira et al. 2010) :

  • contribution à l’ontogénie, par exemple l’apprentissage de la chasse ou de comportements sociaux

  • éveil aussi appelé sensoristasis, sous l’hypothèse que la privation de stimulus a des effets négatifs le jeu permet de compenser cette perte lorsque l’environnement n’est pas assez stimulant. Ainsi le jeu est très souvent observé en captivité, par exemple dans les parcs zoologiques. Notons que le cas extrême de la privation sensorielle est reconnu comme une méthode de torture chez l’homme.

  • maintien des facultés, sous l’hypothèse que des capacités non-utilisées tendent à se dégrader.

  • maintien des relations sociales, passant notamment par le caractère conventionnel du jeu.

  • innovations, le jeu n’ayant pas ou peu d’enjeu, il facilite l’exploration de nouveaux comportements sans risque (Tahar 2023).

Le jeu est de plus décrit typiquement comme une activité résiduelle, c’est-à-dire ayant lieu lorsqu’aucune autre activité n’est requise immédiatement : se nourrir s’abriter ou se reproduire. Notamment pour cette raison, en plus de la fonction de sensoristasis, il est particulièrement présent en captivité. De plus, il est plus fréquent chez les jeunes et les espèces immatures à la naissance. De ce point de vue, le jeu peut aussi être vu comme comportement néoténique, c’est-à-dire, ici, le maintien de traits juvéniles chez l’adulte.

Nous avons noté que les observations de jeux ont surtout été faites chez les mammifères et les oiseaux. Il y a ici très certainement un biais au sens où la possibilité du jeu chez d’autres groupes n’a que très peu été investiguée. Il y a eu cependant des travaux récents sur les bourdons qui on découvert, par chance, un comportement pouvant être compris comme du jeu (Galpayage Dona et al. 2022). Nous pouvons nous arrêter sur la définition expérimentale de ce comportement. La première observation était que dans une expérience impliquant des billes de couleurs et un lieu de butinage, les bourdons passaient un temps important à interagir avec ces billes. Dans une situation où il n’y a clairement pas de lien entre l’activité de jeu putatif et la nourriture, le comportement est toujours observé, jusqu’à 44 fois par jour pour certains indiividus. De plus, les auteurs ont observé que la présence de billes induit une préférence pour la pièce où elles sont présentes. Enfin, ils ont vérifié la diversité des mouvements pour distinguer le jeu des comportements stéréotypés. Enfin, en cohérence avec la remarque ci-dessus, ils ont observé que les individus plus jeunes sont plus joueurs. Ici, le jeu est donc identifié comme une valeur donnée par l’animal à certaines actions, diverses et n’ayant pas de fonction immédiate.

En résumé, le jeu, de par son absence de fonction immédiate est un phénomène souvent vu comme problématique en éthologie, dans le cadre de la synthèse moderne une telle activité devant effectivement être expliquée par un avantage évolutif. Ce statut de paradoxe conduit aussi au fait que l’existence du jeu n’est pas activement recherchée au-delà du cas des oiseaux et des mammifères et c’est par sérendipité que le cas des bourdons a été identifié. De ce fait, le domaine de pertinence du concept de jeu est relativement inconnu.

3 Biologie théorique

Nous allons maintenant discuter le jeu du point de vue de la biologie théorique, et plus spécifiquement du point de vue du cadre de la théorie des organismes que nous participons à mettre en place (Soto, Longo, Miquel, et al. 2016).

Le premier point que nous allons aborder concerne le statut même du jeu. Est-ce que le jeu est principiel, auquel cas il serait un concept général, où est-il un caractère apparu au cours de l’évolution. Explorons d’abord cette seconde hypothèse.

Si le jeu est un caractère apparu lors de l’évolution, sa présence chez plusieurs espèces peut être une analogie ou une homologie. La question est alors de savoir si ce caractère provient d’un ancêtre commun ou s’il est apparu plusieurs fois. Si le jeu provient d’un ancêtre commun, alors cela signifie qu’il s’agit au moins de l’ancêtre commun des mammifères et des oiseaux, le groupe correspondant est alors celui des amniotes qui inclus aussi les lézards et les crocodiles. Si cet ancêtre commun était capable de jouer, alors ces derniers devraient l’être aussi, à moins qu’ils aient perdu cette capacité. Mais si nous incluons aussi les insectes alors le groupe considéré est celui des bilatériens, un groupe très large regroupant aussi les requins ou les arachnides. Nous voyons donc que dans l’hypothèse où le jeu est une homologie, il devrait être très largement réparti au moins chez les metazoa (les animaux) – bien que sa disparition dans certaines lignées soit toujours possible.

Il est aussi possible d’envisager le jeu comme étant une analogie, apparaissant sur la base de comportements préexistants. De ce point de vue, nous pourrions néanmoins considérer que certaines des conditions de possibilité de son apparition soient elles-mêmes des homologies, par exemple, l’existence d’un système nerveux possédant certaines propriétés. Notons néanmoins que cette approche articule le jeu, un comportement, à un moyen anatomique, le système nerveux. Il s’ensuit que la possibilité du jeu chez les unicellulaires, par exemple, serait artificiellement mise de côté.

Enfin, si l’on suit Graeber, un autre point de vue sur le jeu est possible : le considérer comme principiel, donc comme un concept général de la biologie – étant entendu que cette perspective n’est pas en contradiction avec l’idée que ses moyens et modalités évoluent. Proposons une première caractérisation de ce que pourrait être le jeu considéré de manière principielle. Même en admettant qu’il y ait de l’optimisation dans les changements du vivant, ces adaptations concernent les circonstances changeantes et parfois difficiles du milieu. Cependant, dans certaines circonstances, chanceuses, l’être vivant est en excès par rapport à ses besoins et son milieu, autrement dit, ses besoins sont satisfaits et il a un surplus de temps et d’énergie. La question qui se pose est alors celle du comportement que l’organisme va adopter dans ce type de situation. Va-t-il entrer dans un état de repos ou au contraire manifester un comportement particulier?

L’idée est ici donc d’appréhender la question du jeu comme excès du vivant par rapport aux nécessités de ses fonctions dans son milieu. Le texte de Groos (1911, pXIX) que nous avons cité envisage déjà cette perspective qui est aussi très présente dans la philosophie biologique de la fin du XIXième et de la première moitié du XXième siècle. Ainsi cette idée de l’excès est présente chez Canguilhem qui présente la santé comme assurance et donc excès par rapport à une situation donnée:

Toujours est-il qu’ainsi fait, l’homme se sent porté par une surabondance de moyen dont il est normal d’abuser. (Canguilhem 1972)

Ce schéma se retrouve aussi chez George Bataille avec le concept de pléthore. Ainsi Bataille analyse l’excès du vivant par rapport à lui-même intervenant avant, puis, par définition, dans la reproduction (Bataille 1957). Ce schéma du vivant comme étant en excès par rapport à lui-même a donc été mobilisé plusieurs fois en philosophie dans la tradition des philosophes inspirées notamment par Nietzsche et son concept de volonté de puissance.

Arrêtons-nous aussi sur la question de savoir si le jeu est sa propre fin comme le propose Graeber. Implicitement, il semble utiliser la notion psychologique ou intentionnelle de finalité : l’animal jouerait parce qu’il a l’intention de jouer. Cette notion est problématique en biologie générale, cependant, notamment car il n’y a pas de méthode pour juger de cette intentionnalité. Une autre approche de la finalité en biologie se base sur le concept d’organisation (Mossio and Bich 2017), mais cette dernière est centrée sur le maintien de l’organisation, le jeu étant chez Graeber sa propre fin, il n’est pas une finalité au sens organisationnel. Néanmoins, nous pouvons reprendre l’idée de Canguilhem de polarité du vivant et dire que l’être vivant a une appétence pour le jeu : polarité donc plutôt que finalité.

Revenons maintenant au jeu considéré comme activité putative lorsque les besoins fondamentaux sont satisfaits. De ce point de vue, la qualification d’activité résiduelle par les éthologues qui suggère que son importance est marginale peut être inversée en considérant qu’il s’agit de l’activité lorsqu’il n’y a pas de contraintes particulières, donc de cause, conduisant à une activité spécifique. Le jeu rejoindrait alors le concept d’état par défaut proposé par Soto et Sonnenschein pour les cellules, état par défaut posé comme étant la prolifération et la motilité (Sonnenschein and Soto 1999; Soto, Longo, Montévil, et al. 2016). Empiriquement, l’idée que les êtres vivants soient actifs par défaut fait sens. Ainsi pour mesurer le métabolisme basal des souris, c’est-à-dire le métabolisme d’un animal au repos mais non en état de sommeil, il faut observer les animaux pendant au moins deux heures et demi pour obtenir cinq minutes de repos continu (Speakman 2013).

Faire l’hypothèse que le jeu est un état par défaut ne signifie pas pour autant qu’il n’impliquerait pas de causes extérieures aux organismes. Bien au contraire, il va mobiliser ce que nous appelons des contraintes, c’est-à-dire des invariants valides pendant un processus et agissant sur lui pour le structurer et en même temps constituer des possibles. Ces contraintes peuvent provenir du corps des organismes considérés, par exemple la géométrie des os ou la structure des muscles. Elles peuvent aussi venir d’objets extérieurs, par exemple une balle ou un bout de bois flottant à la surface de la mer. Enfin, certaines contraintes sont plus abstraites mais néanmoins structurantes, il s’agit des règles du jeu, le cas échéant.

De ce point de vue, dans l’activité de jeu un être vivant exerce voire constitue ses capacités par une activité normative non fonctionnelle immédiatement. Plus précisément, cette activité n’a pas de raison fonctionnelle étant donné qu’elle s’exerce par défaut. De plus cette activité est plus ou moins diachronique au sens où l’activité de jeu peut être l’occasion de la production de nouveautés en un sens fort, c’est-à-dire constituer de nouveaux possibles (Montévil 2019), ou elle au contraire comporter une certaine répétition. Nous laissons ici ouverte la question de savoir si toute activité de jeu comporte une dimension de production de nouveauté.

Examinons maintenant quelques conséquences de l’idée du jeu comme principielle. Cette idée signifie qu’en principe, le jeu possible pour tout être vivant n’étant pas impliqué dans d’autres activités. Ce point de vue explique pourquoi le jeu est important en captivité sans qu’il soit nécessaire d’évoquer un processus de sélection naturelle préalable – et donc le jeu comme analogie (ou homologie).

Dans ce contexte, il semble que le jeu soit difficilement accessible pour certains êtres vivants, non par incapacité mais par la permanence d’autres activités. Ainsi, les métaphytes (les plantes) sont pour ainsi dire toujours en croissance, sauf repos hivernal. Notons aussi que certains animaux semblent avoir de longues périodes d’inactivité sans manifester de comportement de jeu, par exemple des serpents ou araignées chassant à l’affût. Dans la logique du jeu comme principiel, cette absence demanderait une explication : il s’agirait ici d’une cause évolutive qui viendrait expliquer une économie d’énergie pour un mode de vie où l’alimentation est incertaine. À l’opposé, le jeu est tout à fait concevable pour les unicellulaires même si aucune recherche n’a été faite à ce sujet à notre connaissance.

L’idée du jeu comme comportement par défaut, ne nécessitant pas d’explication particulière quant à son initiation est donc en opposition avec l’approche la plus répandue chez les éthologues, laquelle consiste à chercher des fonctions au jeu – nous les avons énumérés dans la section précédente. Elle n’est néanmoins pas en opposition avec l’idée que le jeu puisse être fonctionnalisé, comme supplément à son statut d’état par défaut. Ainsi le jeu intervient dans les relations sociales, dans l’apprentissage et il peut aussi permettre la constitution de nouveaux comportements (Tahar 2023).

Enfin, abordons un cas particulier d’une grande importance : le cas des cellules d’un multicellulaire, notamment lors du développement. Par exemple, comment comprendre l’activité des cellules épithéliales organisant la matrice extracellulaire en agissant sur les fibres de collagène. La réponse de la biologie moléculaire est de passer par la notion de programme génétique, les cellules suivraient alors des instructions déterminant leurs comportements. Cette perspective a bien sûr les limites générales à ce cadre conceptuel (Fox Keller 2002; Moss 2004). Une autre approche serait de considérer que les cellules exprimeraient leur agentivité. Mais un concept précis d’agentivité est alors requis. Par exemple, l’agentivité dans le cadre organisationnel suppose une action vis-à-vis du milieu permettant de maintenir une organisation (Virenque and Mossio 2024). Si cela peut avoir un sens pour une cellule d’un multicellulaire, le lien entre l’activité des cellules constitutive du développement et le maintien de l’organisation de ces cellules est particulièrement distendu – au mieux il passe par l’organisation du multicellulaire. Une autre perspective, quelque peu audacieuse, est de considérer que ces activités cellulaires constituent une forme de jeu. En effet, dans le milieu intérieur, les besoins de ces cellules sont remplis par l’organisation de l’organisme. Ce point qui pose problème pour le concept d’agentivité ci-dessus est précisément la condition pour que le jeu se manifeste dans notre proposition de le considérer comme principiel.

En biologie, le jeu peut donc être vu comme une nouveauté issue de l’évolution, auquel cas se pose la question de son statut d’analogie ou d’homologie, point sur lequel il n’y a pas d’élément de réponse clair. L’alternative consiste à envisager le jeu comme un concept principiel de la biologie générale. Alors, n’importe quel être vivant en serait capable en principe, sauf si des raisons particulières l’en empêche.

4 Conclusions

Nous avons vu brièvement comment les éthologues abordent le jeu : un comportement sans fonction immédiate, aux fonctions indirectes multiples, et décrit comme résiduel. Du point de vue de la biologie théorique, si l’on considère que le jeu est apparu lors de l’évolution, alors se pose la question de son statut d’analogie ou d’homologie, c’est-à-dire la question de son apparition chez un ancêtre commun aux êtres vivants joueurs. A l’opposé nous avons proposé d’envisager le jeu comme principiel, comme comportement se manifestant spontanément lorsque le milieu n’impose pas d’autres comportements. Alors la possibilité du jeu se rencontre dans l’ensemble du vivant – et nous avons discuté le cas des cellules d’un organisme multicellulaire, en introduisant l’idée que le développement pourrait impliquer un comportement de jeu de la part de ces cellules.

Par rapport au principe de liberté ludique de Graeber, nous avons déjà critiqué la notion de finalité – étant donné que cette notion demande un travail très précis en biologie, et que la définition organisationnelle ne s’applique clairement pas au cas du jeu. En revanche, le jeu peut constituer une polarité, au sens où il s’agit d’un comportement recherché par l’organisme considéré.

Un autre aspect de la définition de Graeber est problématique : l’idée du libre exercice des pouvoirs ou des capacités d’un être vivant. En effet, suivant cette caractérisation, l’activité manifestée dans le jeu est déjà là en puissance avant qu’elle n’advienne, suivant un schéma de pensée plus ou moins aristotélicien. Or la biologie développée dans le cadre de la théorie des organismes place l’historicité au centre du cadre théorique, de sorte notamment que ce qui est possible change au cours du temps. Ce point est d’autant plus important que l’une des fonctions du jeu est de faire apparaître de nouveaux comportements et donc d’aller au delà de ses capacités, non de manière quantitative mais qualitative.

Sur ce point, nous avons laissé ouverte la question du rapport entre le jeu et la production de nouveauté. Il semble en effet que le jeu puisse en être l’occasion, mais qu’il puisse tout autant être le lien d’une répétition, certes non entièrement stéréotypées. Ainsi, chez les êtres humains, de nombreux jeux introduisent un élément d’aléatoire probabilisable, avec un dé ou des cartes par exemple, ce qui implique, par la combinatoire subséquente, une certaine diversité de situations sans néanmoins produire de nouveauté en un sens fort – celles-ci pouvant exister par le supplémentd’autres aspects du jeu, par exemple la narration et le jugement du maître de jeu dans les jeux de rôle. Sans trancher cette question, il est intéressant de la croiser avec un autre aspect du jeu, sa fréquence plus grande chez les individus juvéniles. Ce lien suggère que le jeu participe au développement, or si le développement comporte des éléments de répétition, il comporte aussi une certaine dimension d’improvisation pour produire une organisation ayant sa cohérence propre. Le propre des individus juvéniles étant que leur organisation change plus rapidement que chez les adultes, le lien entre jeu et changement d’organisation semble avoir une plus grande substance que la question du simple maintien de facultés ou de relations sociales.

References

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