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Analyses d’ouvrages : Franck Varenne, From models to simulations

Revue d’histoire des sciences

L’invention et le développement des ordinateurs a ouvert de nouvelles possibilités pour la modélisation. En physique, l’existence de théories mathématisées

Abstract

L’invention et le développement des ordinateurs a ouvert de nouvelles possibilités pour la modélisation. En physique, l’existence de théories mathématisées permet d’utiliser l’ordinateur pour calculer des solutions approchées à des problèmes déjà bien circonscrits théoriquement et épistémologiquement. En biologie, par contre, il n’existe pas de théorie jouant ce rôle épistémologique, et l’informatique a permis l’émergence de pratiques de modélisation combinant plusieurs cadres mathématiques. L’ouvrage de Franck Varenne porte sur ces pratiques novatrices, leur histoire et leur épistémologie, à travers le cas des simulations de morphogenèse d’arbres et plus généralement de plantes.

Franck Varenne, From models to simulations (Abington,Oxon ; New York, NY : Routledge, 2018), 15,9 x 23,5 cm, 224p., gloss., index, bibliogr., coll. « History and philosophy of technosciences » [1]

L'invention et le développement des ordinateurs a ouvert de nouvelles possibilités pour la modélisation. En physique, l'existence de théories mathématisées permet d'utiliser l'ordinateur pour calculer des solutions approchées à des problèmes déjà bien circonscrits théoriquement et épistémologiquement. En biologie, par contre, il n'existe pas de théorie jouant ce rôle épistémologique, et l'informatique a permis l'émergence de pratiques de modélisation combinant plusieurs cadres mathématiques. L’ouvrage de Franck Varenne porte sur ces pratiques novatrices, leur histoire et leur épistémologie, à travers le cas des simulations de morphogenèse d’arbres et plus généralement de plantes.

Franck Varenne retrace l'émergence et le développement de ces pratiques en sept chapitres organisés chronologiquement et comportant une dimension épistémologique. Le dernier et huitième chapitre porte spécifiquement sur la philosophie des sciences et propose une classification des modèles. La lecture ne requiert pas de connaissances avancées en mathématiques ou en informatique. Cet ouvrage est, pour partie, une traduction, et il nous semble donc utile de noter que celle-ci est de très bonne qualité (traduction de Karen Turnbull en collaboration avec l’auteur).

La question du statut épistémologique des simulations a été posée dès les travaux de Turing lorsqu’il décrit son approche de l'intelligence artificielle comme une imitation de l'intelligence humaine en 1950, et, à l'opposé, décrit son travail sur la morphogenèse comme une modélisation, en 1952. Dans l'histoire que retrace Franck Varenne, la question de la fonction épistémologique des modèles est décisive. Par exemple, la capacité à obtenir des représentations graphiques issues de simulations est un levier puissant pour l'interdisciplinarité car elle permet l’appréhension et la discussion des simulations par des botanistes. Mais ces représentations graphiques peuvent aussi engendrer la suspicion, car ce type de simulations agrège des modèles de statuts divers, dont certains relèvent plus de l'imitation et d'autres de la modélisation au sens de Turing. Franck Varenne montre bien comment ce type de difficultés épistémologiques est décisif dans l'histoire de ces approches. Paradoxalement, à certaines étapes, c'est d'abord la capacité à imiter la morphogenèse des plantes qui a été riche en applications.

La thèse centrale de l'ouvrage est que le développement de l'informatique a permis l'émergence de pratiques de simulation distinctes des modélisations mathématiques, dont la méthode est issue de la physique. Ces pratiques se caractérisent par l'agrégation de modèles sans que cette agrégation ne soit subsumée par un formalisme général. Ces approches permettent de tenir ensemble un pluralisme de perspective, dans un seul modèle informatique, là où les différentes écoles de modélisation mathématique peuvent parfois avoir tendance à s'opposer de manière stérile. Plus encore, la conception et le développement de ces simulations sont présentés comme des pratiques paradigmatiques d’une interdisciplinarité réelle, la simulation étant alors un objet commun, partagé par les différentes disciplines concernées.

Ce dernier argument est très intéressant philosophiquement, puisqu’il pose l’objet technique, la simulation, comme médiateur de l’interdisciplinarité. Cependant nous avons des réserves pour plusieurs raisons. La première est que seuls des raisonnements compatibles avec ce type de modélisation peuvent lui être intégré. Un défi de premier plan pour la modélisation en biologie, et a fortiori en sciences sociales qui sont évoquées aussi, est que ces sciences possèdent une dimension historique irréductible. Par exemple, le genre des pommiers (Malus) est défini par le dernier ancêtre commun théorique à toutes les espèces de pommiers : les groupes en systématique sont définis par leurs généalogies estimées (par la méthode phylogénétique), donc leur passé et non parce qu'ils font. Or, les simulations visent précisément à décrire ce que les organismes étudiés font. Il y a donc ici une tension épistémologique qui ne semble pas pouvoir être aisément résolu par la médiation de la simulation. La deuxième raison, dans la continuité de la première, est qu’un travail de synthèse conceptuelle nous semble bien nécessaire pour la compréhension des phénomènes étudiés de manière interdisciplinaire, afin de surmonter notamment ce type de tension. Ceci n’implique pas, nous sommes bien d’accord sur ce point avec l’auteur, de pouvoir subsumer les cadres formels utilisés dans une simulation par un cadre formel unique. Les simulations intégratives ne seraient alors plus le médiateur permettant l'interdisciplinarité mais un objet transitionnel facilitant son essor.

Maël Montévil