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Postface de La révolution contributive, 2022, Pierre Giorgini

La révolution contributive

Postface de La révolution contributive, 2022, Pierre Giorgini, ISTE Editions

Abstract

La révolution contributive résulte du passage rapide à une conception dominante des systèmes (techniques, sociaux, organisationnels, culturels, etc.) où chacun des composants des systèmes co-élabore la performance du tout, en dehors de tout pilotage et contrôle centralisé et extérieur au système. Elle réinvente fondamentalement la relation sujet-objet.La révolution contributive en cours est globale et profonde. Elle apparaît comme une solution possible à la crise économique, écologique et politique qui frappe les sociétés contemporaines, elle concerne tout le champ épistémologique, des sciences jusqu’aux organisations sociales (épistémè).

Postface

La révolution contributive, 2022, Pierre Giorgini, ISTE Editions

Les crises de l’Anthropocène amplifient et dramatisent plusieurs questions fondamentales concernant l’organisation de la société. Dans ce contexte, « Une métamorphose qui pourrait sauver le Monde : Essai sur la révolution contributive » se concentre sur la question primordiale de la connaissance. Suivant la manière par laquelle nous concevons l’articulation entre connaissance et objet connu, nous répondrons différemment, par exemple au changement climatique ou à l’érosion de la biodiversité. Pierre Giorgini explore et développe l’idée d’un changement d’organisation épistémique, par le passage d’organisations à dominante exo-distributives à des organisations endo-contributives. Les premières placent l’intelligence en dehors d’un système, et cette intelligence extérieure agence le système en fonction des fins qui lui sont conférées. Par exemple, la physique permet d’étudier l’isolation thermique des habitations pour réduire la consommation d’énergie, les solutions trouvées sont alors déployées de manière industrielle, potentiellement avec l’appui de mesures politiques. Ces modèles excluent cependant l’habitant (et le physicien), qui sont placés comme hors du monde du point de vue de l’analyse. Il s’agit de modèles exo-distributifs.  À l’opposé, la perspective endo-contributive pose l’intelligence comme distribuée au sein du système et s’organise dans cette perspective. Par exemple, l’isolation thermique d’une habitation n’a pas du tout le même effet suivant ce qu’en fait l’habitant, ce qui en pratique limite la portée de l’approche exo-distributive pour lutter contre le réchauffement climatique2. Une approche endo-contributive s’appuierais à la fois sur les connaissances scientifiques et les savoirs des habitants.

Pour être plus précis, nous pouvons distinguer plusieurs dimensions dans la comparaison entre approches endo-contributives et exo-distributives. Tout d’abord, le point de vue endo-contributif est plus précis que le point de vue exo-distributif d’un point de vue épistémologique car nous sommes  toujours dans le monde. Ce fait est certes évident, mais la difficulté vient de l’histoire des sciences, notamment celle de la physique qui avait initialement une forte composante théologique. Galilée posait par exemple que le livre de la nature est écrit en langage mathématique, le physicien se trouvant alors plus dans la position de Dieu, ou du moins d’un lecteur, que comme faisant partie de l’univers. Mais la physique et son épistémologie s’est affinée, et si le physicien peut plus ou moins faire comme s’il n’était pas en interaction avec son objet d’étude suivant les théories, ce  n’est que par ce moyen qu’il peut trancher entre plusieurs perspectives théoriques et objectiver les phénomènes qui l’intéresse – a contrario ce qui, dans la description, ne peut être tranché par de telles interactions est considéré comme arbitraire dans la description. De ce point de vue épistémologique,  l’approche exo-distributive est en quelque sorte une approximation restant parfois pertinente, mais le point de vue endo-contributif est premier.

Mais alors cette distinction conceptuelle perdrait en efficacité ce qu'elle gagne en généralité. En effet, le cœur du propos de l’essai n'est pas vraiment celui-là, il me semble se rapprocher plutôt de l’organologie au sens de Bernard Stiegler, et s'attache aux organisations humaines et à leurs changements — dans la continuité et par analogie avec le vivant. Alors la distinction entre exo-distributif et endo-contributif est d’abord organologique : le savoir et l’intelligence sont-ils concentrés ou distribués ? De ce point de vue, la perspective endo-contributive est à rapprocher de la recherche et de l’économie contributive telle que développée par Bernard Stiegler, Ars Industrialis et le collectif Internation3, nous y reviendrons.
L’approche exo-distributive pourrait trouver sa justification dans l’idée d’une théorie du tout, capable de piloter les systèmes sociaux sur des bases rationnelles. À l’opposé, les limites de la connaissance scientifique, ainsi que l’analyse de la manière par laquelle le vivant est parvenu à durer pendant des milliards d’années plaident pour l’approche endo-contributives. Les discours actuels sur la technologie tendent à promouvoir à la fois l’idée d’une toute puissance technologique et d’une direction inéluctable des développements technologiques – à dominante exo-distributive. À l’opposé, certaines tendances épistémologiques et technologiques pointent vers un développement des pratiques endo-contributives. Par exemple, en biologie, l’approche systémique de Denis Noble critique très explicitement l’idée d’un contrôle central de l’organisme par l’ADN, au profit d’une approche systémique ou la causalité se place à différent niveaux4.

Un aspect important dans l’analyse,  est que, dès lors que l’on a et que l’on s’appuie sur une théorie mathématisée prédisant le comportement d’un objet, nous sommes nécessairement dans une optique exo-distributive. En effet, l’extérieur (exo) est alors le modèle mathématique tel qu’il peut être analysé très localement, à distance de l’objet d’intérêt, par le calcul sur une feuille de papier ou une simulation par ordinateur. Il ne reste alors qu’à propager les conclusions de l’analyse pour mettre le réel dans la voie désirée. Ici, il convient de faire preuve de précision. En effet, la pertinence de telles approches est limitée par la vaidité de leurs hypothèses. Qu’il s’agisse du comportement des habitants et de ses changements, dans le cas de l’isolation thermique, ou de la nature réelle des matériaux employés dans une construction, pour rester dans ce domaine, la maîtrise exo-distributive réelle est souvent limitée. Il n’en reste pas moins vrai que le modèle exo-distributif est très largement employé, et sa critique est délicate lorsque la compréhension mathématique d’un aspect de la question, parfois par un cadre déterministe, donne l’illusion de la possibilité d’une maîtrise exo-distributive.

Mais les situations rencontrées sont parfois épistémologiquement plus complexes. Ainsi, des applications pour smartphones ou des jeux vidéos utilisent de nombreuses stratégies pour contrôler le comportement des utilisateurs, en le rendant stéréotypés.  Cela est vrai par exemple pour Über et sa pratique du « nudge », de la manipulation conçue pour que les chauffeurs agissent dans l’intérêt d’Über et non dans le leur, au moins statistiquement, et ceci sans relation contractuelle de subordination – sans les protections du droit du travail donc.  

À contrario, à quelles conditions une situation endo-contributive ne peut pas être réduite à une approche exo-distributive, et ceci de manière principielle ? Il me semble que ces conditions  correspondent à la capacité des agents à produire des nouveautés en un sens fort, c’est-à-dire des nouveautés capables de changer le fonctionnement local voir global du système5. Un système probabiliste, par exemple, produit des nouveautés à chaque tirage aléatoire (le résultat du tirage qui n’est pas prédit par le modèle), cependant il peut néanmoins être abordé de manière exo-distributive car ces résultats ne changent pas les règles du système de manière imprévisible. Par contre, en biologie, ce sont bien les normes de fonctionnement des organismes qui changent et qui constituent des nouveautés en ce sens fort, dans l’évolution mais aussi parfois lors du développement. Il s’agit ici d’une limite que je pense principielle à la prédictibilité et donc aux connaissances scientifiques. Dans le cas des activités humaines, nous retrouvons en fait ici la conception du travail de Bernard Stiegler, opposée au labeur. Le travail pour Stiegler se caractérise par la capacité à produire une œuvre en s‘appuyant sur les automatismes mais en les dépassant, en bifurquant, lorsque cela devient nécessaire.

Dans ce cas, les sciences contribuent mais ne peuvent plus piloter l’action de manière exo-distributive. Il ne s’agit pas ici du problème des fins de l’action que les sciences ne déterminent pas – question classique –, mais bien d’un problème concernant la connaissance elle-même.

Un dernier aspect clé, ici, est l'articulation entre parties et tout dans le modèle endo-contributif. Cette question provient du fait que la contribution n’est pas une simple participation à l’émergence de nouveauté pour la nouveauté. En effet le modèle néolibéral, par exemple, peut être vu comme largement distribué, au-delà de ses règles de fonctionnement économique qui, elles, sont largement imposées par la force et la ruse. Pour être réellement endo-contributif, il me semble que les contributeurs ne peuvent pas se contenter d'une perception purement locale, comme les fourmis dans la fourmilière, mais doivent se préoccuper du tout ou, dit autrement, du système ou plutôt des systèmes dans lesquels ils s'inscrivent et dont ils dépendent. Leurs savoirs doivent donc dépendre de cette inscription pour en prendre soin. Derrière cet enjeu se pose donc la question des savoirs, de leur articulation à des localités, des lieux, et de leur développement nécessaire à l'approche endo-contributive.

Comme le souligne fortement aussi bien Pierre Giorgini que Bernard Stiegler, dans des styles et des contextes intellectuels différents, l’approche contributive n’est pas seulement pertinente pour la viabilité de la société, elle participe à renouer, respectivement, avec la joie et le désir.  Souhaitons donc que ces perspectives d’avenir, rares, viennent renouveler la pratique au-delà des expérimentations déjà existantes.

Références

* La révolution contributive, 2022, Pierre Giorgini, ISTE Editions

1 Institut de Recherche et d’Innovation et IHPST, Université Paris 1.

2 Blaise, G., & Glachant, M. (2019). Quel est l’impact des travaux de rénovation énergétique des logements sur la consommation d’énergie?. La revue de l’énergie, 646, 46-60.

3 Stiegler, B & le collectif Internation  (2020). Bifurquer, LLL.

4 Noble D., La Musique de la vie, Paris, Le Seuil, 2007.

5 J’ai développé un tel concept de nouveauté ici : Montévil, Maël. (Jan) 2018. “Possibility Spaces And The Notion Of Novelty: From Music To Biology”. Synthese. doi:10.1007/s11229-017-1668-5.