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Normativité et infidélités du milieu : actualités biologiques de Canguilhem

La philosophie et ses dehors

Quelques remarques sur la pertinence de la philosophie de Canguilhem sur les enjeux contemporains, de la medecine par la preuve à la disruption des organisations biologiques.


Normativité et infidélités du milieu : actualités biologiques de Canguilhem

Maël Montévil1

1 introduction

Le concept de normativité est central pour Canguilhem, notamment à partir du normal et du pathologique2. L’idée centrale de Canguilhem, sur cette question, est que le normal, au sens d’une norme statistique dans une population, ne peut pas être le bon critère pour le médecin, car il n’a pas de réel sens biologique ou médical : l’homme moyen n’existe pas. Ainsi, certaines personnes ont un situs inversus, l’inversion de la gauche et de la droite dans la disposition des organes. Cette situation n’est en rien pathologique, mais alors la position moyenne des organes n’a pas vraiment de sens, car le cœur est à gauche, le plus souvent, ou à droite, mais jamais entre les deux. A fortiori, la santé n’est pas donnée par le normal en ce sens. Au contraire, ce qui compte centralement pour la santé, c’est la capacité du vivant à être normatif, c’est-à-dire à redéfinir ses normes, notamment face aux infidélités du milieu. A partir du moment où l’on accepte que le vivant est normatif, le médecin doit en effet ultimement se concentrer sa pratique sur les normes individuelles, et leurs changements que le soin facilite.

Cette thèse, écrite en 1943, a été percutée par le développement de la synthèse moderne, point de vue où comme l’écrit Lenny Moss, « le théâtre de l’adaptation est passé de celui des histoires de vie individuelles, c’est-à-dire des ontogénies, à celui des populations sur plusieurs générations, c’est-à-dire des phylogénies »3. La synthèse moderne concerne prioritairement l’évolution, mais elle s’est accompagnée de la révolution de la biologie moléculaire, où l’organisme est vu comme déterminé par ses gènes, détermination sous la forme d’un programme, par analogie avec l’informatique alors émergente. D’un point de vue plus pratique, la biologie moléculaire considère qu’au niveau de l’organisme, l’ADN est en quelque sorte comme le premier moteur immobile d’Aristote, au sens où tous les changements des organismes doivent en provenir. Ces perspectives sont donc antithétiques par rapport aux travaux de Canguilhem : niveau des populations opposé au niveau de l’individu et normativité de l’organisme opposé à sa passivité incarnée par le déterminisme génétique dans la synthèse moderne. Qu’en est-il donc aujourd’hui? Le concept de normativité est-il toujours pertinent pour la biologie et la médecine, et peut-il contribuer aux débats contemporains?

2 Médecine

Lucien Sfez argumente à la fin des années 90 que les discours autour des biotechnologies et de la santé prennent la forme de discours utopiques4, l’idée étant alors que la santé pourrait s’obtenir par purification des éléments pathogènes et qu’une santé parfaite serait alors possible et souhaitable. Ici, la logique est classique, la maladie s’oppose à la santé, et la santé est l’élimination de la maladie.

La logique de la santé et de la maladie développée par Canguilhem est fort différente. En effet, la maladie s’oppose à la santé mais en même temps la santé se manifeste prioritairement par la normativité en réponse à la maladie. Cela est particulièrement clair, et reste parfaitement pertinent et indiscutable dans le cas du système immunitaire. En effet, si un enfant ne tombait jamais malade, son système immunitaire ne se développerait pas, et il deviendrait pathogène. Dans le cas du système immunitaire, la normativité est fortement fonctionnalisée : une partie de notre système immunitaire est dit adaptatif, au sens où il apprend par les pathogènes rencontrés ... ou l’injection de vaccins — ceci peut être rendu compatible, en un sens, avec l’orthodoxie de la biologie moléculaire, car cet apprentissage passe par des recombinaisons génétiques aléatoires. Cependant, la conceptualisation de la normativité par Canguilhem est plus générale, elle s’applique à l’ensemble des processus biologiques. Nous y reviendrons. Soulignons à ce stade que les deux logiques, celle de Canguilhem et celle de la communication autour des biotechnologies sont fondamentalement opposées, car là où les technologistes adoptent une forme narrative utopique, Canguilhem reprend la perspective tragique de Nietzsche : la santé et la maladie vont ensemble, et cela n’a pas de sens de concevoir la vie dénuée de maladie.

En médecine, un tournant méthodologique a eu lieu depuis les travaux de Canguilhem : la médecine par la preuve5. Pour lutter contre certaines pratiques fondées sur des croyances erronées, l’idée est de tester systématiquement l’efficacité d’un traitement, notamment d’un médicament, lors des essais cliniques randomisés en double aveugle. L’idée est de donner à des patients, au hasard, le traitement putatif ou un placebo, sans qui les patients ni les medecins ne sache quel patient reçoit quoi, puis de faire une analyse statistique pour déterminer si le traitement à un effet, par exemple sur la survie. Passons sur l’idée que la preuve serait par essence empirico-statistique, idée particulièrement problématique6, et notons que cette preuve s’applique par construction à des populations. Ce point de vue est opposé à celui de Canguilhem qui insiste sur la norme comme étant individuelle. Les auteurs de la médecine par la preuve insistent cependant sur l’idée que ces essais ne sont pas tout et que l’expérience et le jugement du médecin sont un élément irréductible de la pratique médicale. Il y a donc à ce niveau un accommodement possible avec la philosophie de Canguilhem : une des taches du médecin serait alors d’adapter les normes populationnelles au cas individuel du patient. Ce point de vue a le mérite de la simplicité et d’une certaine plasticité, il fait cependant l’hypothèse un peu cavalière suivant laquelle il n’y aurait pas de « preuve » ni de science possible concernant la normativité.

La médecine par la preuve a connu de récents ajouts avec la médecine de précision, parfois aussi appelée médecine personnalisée. L’idée est alors d’utiliser les nouvelles technologies de mesure, notamment génomique, transcriptomique, etc. et de traitement de l’information pour ajuster les traitements à certaines propriétés du patient. De notre point de vue, il ne s’agit pas d’une réelle personnalisation et prise en considération des normes individuelles, mais plutôt d’une partition de la population générale en sous-populations — une méthode analytique appelée stratification — de sorte que les seules propriétés prise en compte restent populationnelles. De ce point de vue, le terme de médecine personalisée est largement abusif, et motivé par des stratégie marketing plus que par une réelle doctrine même si du point du déterminisme génétique le plus extrême, la personne est définie par ses gènes. Ces développements se basent d’abord sur une opportunité technologique et non sur une élaboration théorique7. Dans ces transformations de la médecine par la preuve, une tendance est cependant intéressante, les approches dites n=1, qui se concentre sur un individu unique, en testant par exemple, et de manière systématique, plusieurs médicaments ou posologies sur un individu, parfois en accompagnant ces essais de modèles mathématiques. Ce type d’approche laisse plus de place à la normativité au sens de Canguilhem. Toutefois, elles ne se situent pas dans sa philosophie car elles restent centrées sur le traitement et son ajustement, et non sur l’accompagnement de la normativité de l’organisme.

Enfin, les approches d’apprentissage profond (deep learning) n’ont pas fait d’entrée majeure dans le domaine médical. Le logiciel Watson introduit par IBM et visant à assister le diagnostic a depuis été retiré, et il se contentait de faire des analyses sur la base de la littérature scientifique. L’exception significative, qui ne touche pas réellement nos questions, est le cas de l’analyse d’images médicales. Mais même s’il existait des approches plus avancées, elles seraient inadéquates pour assister à la prise en charge de la normativité des patients, car l’apprentissage profond n’est ni plus ni moins qu’une machine statistique visant à la détection automatique de patrons, son apport est donc essentiellement populationnelles.

Dans cet aperçu concernant la médecine, nous voyons comment les apports technologiques, fondés sur les statistiques, tendent à forcer un point de vue populationnel. Néanmoins, au moins dans les discours, le rapport du médecin au patient comment individu est préservé , et pourrait être l’objet de nouveaux développements dans certaines approchent (les méthodes n=1). Insistons aussi sur le fait que ces développements sont centrés sur les apports technologiques, ils ne reposent pas sur une analyse théorique de la maladie et du soin. Ces développements ne sont donc clairement pas d’inspiration canguilhemienne, mais ils semblent, par bricolage plutôt que par théorie, toujours laisser ménager une certaine place à la normativité ou du moins à ses conséquences pour la pratique médicale.

3 Biologie

En biologie, comme mentionné en introduction, le point de vue issu de la deuxième moitié du XXième siècle situe le processus évolutif au niveau des populations, les organismes étant cantonnés à un rôle passif, déterminé par l’ADN. Ils ne pourraient alors pas faire preuve de normativité ou, à la rigueur, celle-ci serait dérivée des propriétés génétiques — conçues comme premier moteur immobile au niveau de l’organisme.

Ce point de vue est néanmoins en train de changer, sans pour autant que les biologistes capitalisent sur le travail de Canguilhem, à certaines exceptions près. Notamment le courant dit, d’évo-dévo (pour évolution-développement) pose que les organismes sont capables d’innover lors du développement. Plusieurs concepts ont été introduits à cette fin, celui de plasticité développementale ainsi que celui, plus précis, d’accommodation phénotypique. Ce dernier désigne « un ajustement adaptatif, sans changement génétique, d’aspects variables du phénotype suite à un nouvel apport au cours du développement8. » Un exemple frappant de cette capacité est le cas d’une chèvre, née avec une paralysie des membres antérieurs et qui a appris à se mouvoir uniquement sur ces membres postérieurs. À sa mort, la dissection a montré un certain nombre de changement anatomiques rappelant en parti l’anatomie des êtres humains — qui sont aussi des mammifères bipèdes9. Ainsi, l’organisme est capable d’improviser lors de son développement, et cette capacité pourrait bien être motrice dans l’évolution — et l’on peut aussi s’interroger sur le rôle de cette capacité d’improvisation dans le développement en général.

Ces considérations, ainsi que d’autres conduisent à un débat en biologie de l’évolution. Certains auteurs poussent à une extension de la synthèse moderne, où l’organisme jouerait un plus grand rôle, alors que d’autres argumentent que l’ADN reste le premier moteur immobile de l’organisme — sans toutefois utiliser exactement ce terme10. D’autres considérations interviennent dans ce débat, tel que la construction de niche, le fait que certains êtres vivants transforment leur milieu, un phénomène qui va au-delà des apports de von Uexküll, et qui se retrouve chez Canguilhem dans l’idée que le milieu d’un organisme est son milieu. Un autre aspect intervenant dans cette discussion est la multiplication des modalités reconnues d’hérédité constituant un couplage entre la physiologie et l’évolution11, donc un couplage entre niveau individuel et populationnel.

Restons un instant sur le concept d’individu en biologie. Le point de vue de la synthèse moderne a conduit à aborder ce concept à partir de la sélection naturelle, l’individu étant alors une unité de sélection — c’est-à-dire un niveau où la sélection naturelle s’applique, comme l’organisme mais aussi, par exemple, la colonie de fourmis. Si l’on admet avec Canguilhem que l’organisme a une normativité, alors ce sont de tout autres critères qui s’appliquent pour déterminer cette individualité : les individus ne sont pas que l’objet passif de la sélection naturelle, ils sont surtout le niveau auquel a lieu la normativité. De plus, si l’organisme est capable de normativité, cela signifie qu’il ne peut être appréhendé en postulant des normes fixes, ce qui est alors un défi épistémologique.

Ainsi, nous avons défini un aspect des organismes, l’interdépendance entre leurs parties, comme clôture entre contraintes12 — les contraintes étant définie comme des régularités ayant une validité à une échelle de temps données et à un moment donné. L’idée est alors de fonder l’unité de l’individu sur la circularité de ces interdépendances. Notons que ce cadre apporte aussi des nouveautés conceptuelles, notamment les différents niveaux d’individualité. En effet, les boucles causales dans un organisme sont nombreuses. Certaines sont à privilégierpour différentes raisons, et alors elles correspondent à différents niveaux d’organisation, comme le passage de la cellule à l’organisme pluricellulaire. Alors, la lecture sur la base de l’individualité est à relativiser (en un sens s’approchant de celui de relativité en physique), car plusieurs individus se chevauchent, et une analyse va supposer de se concentrer sur l’un ou l’autre, ou mieux d’articuler ces niveaux.

Ce concept de clôture entre contrainte, contrairement à d’autres comme l’autopoïese13, a été conçu pour être compatible avec la normativité, qui conduit aussi à considérer l’organisme comme un objet faisant preuve d’historicité, c’est-à-dire provenant d’une histoire et la poursuivant en produisant des nouveautés fonctionnelles. Tenir ensemble l’historicité de l’organisme et l’étude de ses parties et de leurs interdépendances, ce qui est au fond requis par la philosophie de Canguilhem, demande de tenir ensemble deux épistémologies bien distinctes, et donc requiert des innovations épistémologiques et formelles14. De ce point de vue, les travaux de Canguilhem sont éminemment pertinents pour la biologie contemporaine.

4 Des infidélités du milieu aux disruptions de l’Anthropocène

Comme, pour Canguilhem, la santé n’est pas définie par le fait de suivre une norme mais au contraire par le fait d’être normatif, la santé s’exerce singulièrement dans la relation au milieu. En effet, le milieu est fort rarement statique, il change pour divers raisons, et c’est la normativité qui va permettre au vivant de durer dans ces circonstances changeantes.

Canguilhem introduit alors l’expression « infidélité du milieu »15. Il analyse que ce terme prend sens dès lors que, ce qui compte pour un vivant, ce ne sont pas les lois abstraites de la physique — étant entendu que ces lois s’appliquent ne varietur — mais les éléments « qualifiés » de son milieu. Par exemple, ce n’est pas les lois de l’élasticité qui comptent pour un oiseau, mais l’élasticité d’une branche sur lequel il peut se poser (ou non). Ce point vu peut être approfondi en analysant que le vivant s’appuie sur des invariances situées, temporaires, des contraintes dans notre vocabulaire, et que certaines d’entre elles sont d’ailleurs activement maintenues — dans le cas de la clôture entre contraintes. Dans la notion d’infidélité du milieu, chez Canguilhem, intervient aussi de manière fondamentale la référence à l’histoire.

Mais, s’agissant du milieu une difficulté particulière apparaît, marquée par l’utilisation du terme disruption dans la littérature en langue anglaise, et ceci dans une diversité de domaines de la biologie. Ainsi les perturbateurs endocriniens sont en fait des endocrines disruptors, ou les écologues abordent la disruption des réseaux plante pollinisateurs par le changement climatique. Quelles différences alors entre disruptions et infidélité du milieu?

Une différence apparaît évidente, les disruptions en question sont le résultat de l’activité humaine et plus précisément de développement technologiques. Ce point est bien sûr important, mais il situerait la distinction au niveau des causes de disruption, ce qui nous semble insuffisant car, nous le verons il y a quelque chose de aprticulier au disruption du point de vue des organisations biologiques.

Pour discuter cette différence, introduisons d’abord deux exemples de disruption et une définition. Le premier cas, le plus simple en un sens, est celui de la disruption des relations entre plantes et pollinisateurs par le changement climatique16. Dans cet exemple, les populations de plantes et de pollinisateurs se maintiennent mutuellement, mais pour ce faire elles doivent synchroniser leur activité dans l’année. Par exemple, si le nectar est la seule source de nourriture d’un pollinisateur, il doit commencer son activité annuelle (éclore ou se métamorphoser) que lorsque des fleurs qu’il peut butiner sont présentes. Or le changement climatique change les périodes d’activités de certaines populations, celles influencées par les changements de température. Mais ces changements ne sont pas uniformes, car les indices utilisés par différentes espèces sont divers : température de l’air, température du sol, couvert neigeux, différence de température entre le jour et la nuit, durée du jour (photopériode, qui ne change pas). Le résultat et que les changements de période d’activité sont divers, et que certaines populations se retrouvent fort dépourvues (jusqu’à 50 % des pollinisateurs dans un modèle17). Ce qui est important ici, c’est que la situation où toutes les populations d’un écosystème étaient viables est une situation remarquablement improbable, issue de l’histoire de l’écosystème et de l’évolution des espèces impliquées. Alors la disruption correspond à la sortie de cette situation singulière au profit d’une situation plus générique, et donc de l’effacement de cette histoire. Le cas des perturbateurs endocriniens est similaire : le développement requiert les bonnes quantités des bonnes hormones aux bons moments, ce qui ne semble pas poser de problèmes a priori, car ces hormones sont endogènes (endocrines), ou, au minimum, secrétés par la mère pour l’enfant dans le cas de la grossesse (et de la lactation). Or, l’explosion de la diversité moléculaire produite par les industries chimiques conduit à une multiplicité de molécules dont certains interférents avec l’action des hormones, les fameux perturbateurs endocriniens — et c’est bien la nouveauté de ces molécules qui permet de comprendre pourquoi les organismes ne savent pas répondre à ces perturbations qui sont alors des disruptions. Il s’ensuit un développement altéré à différents niveaux : organes reproducteurs, cerveau, métabolisme, ...

Dans les deux cas, la disruption se présente comme le devenir aléatoire du résultat singulier de l’histoire d’un vivant, alors même que c’est cette singularité qui permet la fonctionnalité ou même la viabilité18. La disruption se loge alors au niveau d’un type particulier de vulnérabilité du vivant, vulnérabilité issue du fait que les organisations biologiques proviennent d’une histoire. De plus, elle se produit à des niveaux ou dans des situations où la normativité peine à s’exercer. Ainsi, dans les cas des plantes et pollinisateurs les populations perdues n’ont pas ou peu pu exercer leur normativité car, par exemple, un insecte éclos ne peut se remettre en dormance. De même, une partie du développement se produit de manière décorrélée des fonctions des parties impliquées, par exemple les poumons se mettent en place avant la respiration ou les organes sexuels se développent avant la reproduction. De ce fait, une altération du développement de ces parties a des conséquences qui ne se manifestent qu’après leur mise en place. La même chose apparaît pour l’éclosion des pollinisateurs ou la floraison. Alors la normativité peine à avoir une efficace, et les disruptions se distinguent des autres infidélités du milieu. Autrement dit, la disruption correspond à une faille dans la résilience du vivant.

Nous avons par ailleurs distingué deux types de disruptions. Les cas présentés ci-dessus correspondent à ce que l’on nous avons appelé des disruptions de premier ordre. Les disruptions de second ordre, dans notre vocabulaire, ne concernent pas le résultat d’une histoire mais la capacité à produire une histoire par l’apparition de nouveautés fonctionnelles, bref la disruption de la normativité au sens de Canguilhem lorsque l’on considère le niveau des organismes19.

Enfin, Canguilhem souligne que « chaque maladie réduit le pouvoir d’affronter les autres, use l’assurance biologique initiale sans laquelle il n’y aurait pas même de vie » 20. Il est en de même des disruptions. La grande barrière de Corail, par exemple, est soumis au réchauffement climatique (changement de température de l’eau), changement d’acidité de l’eau (due au changement climatique), aux pollutions chimiques, aux espèces invasives, à la surpêche (comme disruption des réseaux trophiques). Il s’ensuit que leurs capacités à surmonter ces changements est épuisée et que leurs jours sont comptés. Là où le vivant pourrait surmonter quelques disruptions élémentaires (ce qui n’est pas toujours le cas), l’accumulation de disruptions conduit à une situation où le vivant s’effondre, conduisant à la sixième extension de masse de l’histoire de la Terre. En un sens, cette situation a été analysée par Bernard Stiegler dans le cas des sociétés humaines, et il l’appelle la disruption21. Dans la disruption, au sens de Stiegler, les changements technologiques sont tellement rapide que les différentes instances de régulation de la société ne sont plus en mesure d’en limiter les effets toxiques. En généralisant le raisonnement, le vivant dans la disruption n’est plus en mesure d’exercer sa normativité, ou celle-ci est insuffisante, et, par conséquent, nous observons actuellement une extinction de masse du vivant, la sixième de l’histoire de la terre. Dans la disruption, une part considérable des anticipations que le vivant s’est constitué dans son histoire ne fonctionne plus, et le vivant est désorganisé à tous ses niveaux.

La disruption n’est pas le seul élément conduisant à cette extinction de masse, l’autre élément principal est la réduction quantitative des habitats, la surexploitation des ressources (par exemple la surpêche), etc. Il y a donc en ce sens deux aspects distincts à cette extinction : une réduction quantitative (des habitats, des populations, etc.) et une désorganisation qualitative du vivant, la disruption.

5 Conclusion

Après le reflux à la médecine par la preuve, la biologie moléculaire et la synthèse moderne, la question de la normativité conceptualisée par Canguilhem est à nouveau particulièrement pertinente pour la biologie et la médecine. Elle intervient tant pour la méthode en médecine que pour des questions de biologie de l’évolution fondamentale.

Mais concentrons-nous sur la question la plus pressente, celle du vivant dans l’Anthropocène. Nous voyons avec l’introduction du concept de disruption, que des ajouts sont nécessaires par rapport aux développements de Canguilhem, ce qui conduit à de nouvelles questions, y compris sur le plan éthique. En effet, comment agir face à la sixième extinction de masse? Un point de vue pourrait être d’anticiper certains changements, comme le réchauffement climatique, par exemple en plantant des essences d’arbre adaptées à un climat plus chaud. Mais cela voudrait dire engendrer toute sortes de disruptions dans les écosystèmes déjà présents, et donc accélérer les extinctions que ces disruptions engendrent. À l’opposer, nous pouvons miser sur la normativité des espèces déjà présentes en essayant de l’accompagner, et alors, stratégiquement, viser à un ralentissement des changements biologiques pour permettre au processus de normativité (au niveau individuel) et d’adaptation (au niveau populationnel) de permettre le maintien de la biodiversité.

Enfin, notons que la biologie croise la médecine et la psychologie dès lors que c’est le développement cérébral, le développement de la psyché, et le développement de la capacité à penser, notamment l’attention, qui sont eux même l’objet de disruptions. Entre les perturbateurs endocriniens, notamment des hormones thyroïdiennes22 et la surutilisation des écrans, smartphones et tablettes, dans la parentalité et l’éducation23, telle est bien la situation dans laquelle nous sommes, et qui risque de dégrader notre capacité collective à limiter les disruptions de l’Anthropocène. Alors, il est urgent de limiter ces disruptions par une normativité sociale et technologique, cette fois-ci.

Références

  1. 1 Chargé de recherche CNRS, Centre cavaillès, UAR 3608 République des Savoirs, ÉNS et CNRS. Une partie de ce travail a été financé par la fondation Cogito, grant 19-111-R
  2. 2 G. Canguilhem. Le normal et le pathologique. Paris : Presses Universitaires de France, 1972.
  3. 3 Lenny Moss. What genes can’t do. MIT press, 2004.
  4. 4 Lucien Sfez. La santé parfaite-Critique d’une nouvelle utopie. Média Diffusion, 2019.
  5. 5 D. L. Sackett et al. « Evidence based medicine : what it is and what it isn’t ». In : BMJ (Clinical research ed.) 312.7023 (1996). 8555924[pmid], p. 71-72. issn : 0959-8138. doi : 10.1136/bmj.312.7023.71.
  6. 6 M. Montevil. « Computational empiricism : the reigning épistémè of the sciences ». In : Philosophy World Democracy (juill. 2021). url : https://www.philosophy-world-democracy.org/computational-empiricism.
  7. 7 Maël Montévil. « Conceptual and Theoretical Specifications for Accuracy in Medicine ». Anglais. In : Personalized Medicine in the Making : Philosophical Perspectives from Biology to Healthcare. Sous la dir. de Chiara Beneduce et Marta Bertolaso. Human Perspectives in Health Sciences and Technology. Springer International Publishing, 2022, p. 47-62. isbn : 978-3-030-74804-3. doi : 10.1007/978-3-030-74804-3_3.
  8. 8 Mary Jane West-Eberhard. « Phenotypic accommodation : adaptive innovation due to developmental plasticity ». In : Journal of Experimental Zoology Part B : Molecular and Developmental Evolution 304B.6 (2005), p. 610-618. doi : https://doi.org/10.1002/jez.b.21071. , nous traduisons.
  9. 9 Mary Jane West-Eberhard. Developmental plasticity and evolution. New York : Oxford University Press, 2003.
  10. 10 Kevin Laland et al. « Does evolutionary theory need a rethink ? ». In : Nature 514.7521 (2014), p. 161-164. issn : 1476-4687. doi : 10.1038/514161a.
  11. 11 E. Danchin et A. Pocheville. « Inheritance is where physiology meets evolution ». In : The Journal of Physiology 592.11 (2014), p. 2307-2317. issn : 1469-7793. doi : 10.1113/jphysiol.2014.272096.
  12. 12 Maël Montévil et Matteo Mossio. « Biological organisation as closure of constraints ». Anglais. In : Journal of Theoretical Biology 372 (2015), p. 179-191. issn : 0022-5193. doi : 10.1016/j.jtbi.2015.02.029.
  13. 13 F.J. Varela, H.R. Maturana et R. Uribe. « Autopoiesis : The organization of living systems, its characterization and a model ». In : Biosystems 5.4 (1974), p. 187 -196. issn : 0303-2647. doi : 10.1016/0303-2647(74)90031-8.
  14. 14 Maël Montévil et Matteo Mossio. « The Identity of Organisms in Scientific Practice : Integrating Historical and Relational Conceptions ». Anglais. In : Frontiers in Physiology 11 (2020), p. 611. issn : 1664-042X. doi : 10.3389/fphys.2020.00611.
  15. 15 Canguilhem, Le normal et le pathologique.
  16. 16 Maël Montévil. « Disruption of biological processes in the Anthropocene : the case of phenological mismatch ». In : (soumis). url : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03574022.
  17. 17 Jane Memmott et al. «  Global warming and the disruption of plant–pollinator interactions ». In : Ecology Letters 10.8 (2007), p. 710-717. doi : 10.1111/j.1461-0248.2007.01061.x.
  18. 18 Maël Montévil. « Entropies and the Anthropocene crisis ». Anglais. In : AI and society (mai 2021). doi : 10.1007/s00146-021-01221-0.
  19. 19 Ibid.
  20. 20 Canguilhem, Le normal et le pathologique, p132.
  21. 21 Bernard Stiegler. Dans la disruption : comment ne pas devenir fou ? Éditions Les Liens qui libèrent, 2016.
  22. 22 Barbara Demeneix. Le cerveau endommagé : comment la pollution altère notre intelligence et notre santé mentale. Odile Jacob, 2016.
  23. 23 Marie-Claude Bossière. Le bébé au temps du numérique. Paris : Hermann, 2021.